CES PRÉSENCES QUI NOUS HABITENT

L’ARCHIVE COMME MÉMOIRE

Je m’intéresse aux questions sociétales à travers le prisme de l’histoire.

J’ai exploité des archives personnelles et familiales, et notamment des photographies vernaculaires où j’étudiais la question de la mémoire et du temps par la confrontation de l’image photographique à la peinture, et en mettant en relief ces présences qui nous habitent.

Cette première approche a fait émerger quelques souvenirs liés à l’histoire familiale et m’a amené à m’intéresser à des pans de l’histoire des Antilles, pas nécessairement mis en avant par l’histoire officielle, mais restés très vifs dans la mémoire de ceux qui l’ont vécu et dans l’inconscient collectif des populations.

J’ai entrepris des recherches sur le régime de Vichy aux Antilles et sur la personnalité de l’Amiral Robert, dépêché de 1940 à 1943 par le maréchal Pétain, afin d’appliquer les préceptes de l’idéologie nazie dans le contexte Antillo-Guyanais.

Cette recherche a abouti à une série de portraits « l’Amiral », où je tente d’éclairer des questionnements liés à la mise en peinture d’évènements de nature historique et traumatique, etoù je représente ce personnage politique, dans une approche qui vise à interroger le rapport du présent au passé.

Actuellement, je travaille sur l’histoire effacée du génocide Herero et Nama.

Entre 1904 et 1908, environ 80% du peuple herero et 50% du peuple namavivant sur le territoire de l’actuelle Namibieont été exterminés par les forces du Deuxième Reich, soit environ 65 000 Herero et 10 000 Nama. Ce crime de l’histoire coloniale africaine est aujourd’hui considéré comme le premier génocide du XXe siècle.

Comment témoigner et porter à la connaissance du plus grand nombre un événement important, de nature traumatique, qui s’inscrit dans la mémoire collective, afin de le préserver d’un éventuel déni ou effacement, et de lutter contre l’oubli ? Comment éveiller la sensibilité et l’attention du spectateur sur les questions liées à l’histoire ? Comment amener sur le champ de l’art les interrogations liées au post-colonialisme ?

Ce sont toutes ces questions auxquelles je tente d’apporter plastiquement réponse dans un travail de documentation et d’exploitation d’archives historiques.

Je travaille sur des problématiques liées au temps, au temps photographique, au temps de la mémoire, au temps de la peinture, au temps du médium, au temps présent déplacé dans le temps de la peinture.

Bien que, de par son origine, le document d’archives soit lié au passé, il me semble que son exploitation le tourne vers l’avenir. En tant que preuve, témoignages, sources d’information et d’émotion,  il n’existe qu’à travers le regard qu’on lui porte.

C’est cette vision que j’ai choisie de mettre en lumière, en proposant un travail qui se calque sur le processus même de la mémoire, qui de par son fonctionnement n’a  rien à voir avec la fixité, celle notamment de la photo. La mémoire est plutôt plastique et relationnelle et a des qualités imaginatives, interprétatives et constructives. Elle colonise le passé en tant que composante intégrale d’un perpétuel présent. Elle se construit continuellement en fonction de ce que nous sommes présentement et des informations nouvelles que nous ingérons. 

Je pose à travers cette recherche la question de la  dimension politique et historique de l’œuvre d’art et du positionnement de l’artiste par rapport à des sujets conflictuels, ayant trait à la mémoire, à l’histoire et à l’oubli.

Doit-on souscrire au « devoir de mémoire », devenu un « impératif catégorique » de nos sociétés actuelles ?Paul Ricoeurdans son ouvrage,La mémoire, l’histoire, l’oubli,  préfère parler d’un nécessaire « travail de mémoire » qui autorise le deuil. Par son analyse, il donne à l’oubli la place apaisante qui permet à la mémoire de devenir heureuse. En somme, pour Ricoeur, un trop plein de mémoire nuit à la mémoire et un trop peu de mémoire prive la société de la crise identitaire salutaire qui est en lien avec un passé par trop traumatique.

Cette crise identitaire salutaire ne peut avoir lieu sans cette compréhension d’une nécessaire ouverture sur le monde qui nous entoure.Edouard Glissant, dans son « Traité du Tout-monde », invite les Antillais à passer d’une certaine forme d’antillanité, au Tout-monde. Mais au préalable, ils doivent faire l’effort de ne plus tenir le discours autodestructeur qui les enferme dans le « ghetto identitaire » de  l’identité à racine unique  et s’ouvrir sans réticence à la notion d’une  identité-rhizome  à racines multiples, plus conforme à leur formation en tant que peuples.

« L’identité « racine-unique » est une émanation des cultures occidentales qui nous l’ont inculquée mais dans aucune autre culture, on ne voit cette théorie centrale d’une identité « racine-unique ». C’est en fonction de cette théorie que nous avons mené les luttes de décolonisation et c’est pourquoi, elles ont souvent été ratées. Il faut, aujourd’hui, lui substituer une poétique de l’identité-relation. »

Dans son Traité du Tout-monde, il questionne la créolisation globale du monde, en proie au phénomène de mondialisation, contrairement à Aimé Césairequi défendait la « négritude », renvoyant à une lointaine Afrique fantasmée.

« J’appelle Tout-monde notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la « vision » que nous en avons. La totalité-monde dans sa diversité physique et dans les représentations qu’elle nous inspire : que nous ne saurions plus chanter, dire ni travailler à souffrance à partir de notre seul lieu, sans plonger à l’imaginaire de cette totalité. Les poètes l’ont de tout temps pressenti. Mais ils furent maudits, ceux d’Occident, de n’avoir pas en leur temps consenti à l’exclusive du lieu, quand c’était la seule forme requise. Maudits aussi, parce qu’ils sentaient bien que leur rêve du monde en préfigurait ou accompagnait la Conquête. La conjonction des histoires des peuples propose aux poètes d’aujourd’hui une façon nouvelle. La mondialité, si elle se vérifie dans les oppressions et les exploitations des faibles par les puissants, se devine aussi et se vit par les poétiques, loin de toute généralisation. »

« le Tout-monde est un espace mouvant où les identités, les langues et les cultures se créolisent et disparaissent. C’est dans ce chaos-monde que se forme une nouvelle humanité apte à faire face à l’imprévu. »

Dans son ouvrage «poétique de la relation » Edouard Glissant stipule que tous les peuples doivent repenser leur rapport au monde en l’articulant autour d’une poétique de la relation, autrement dit une nouvelle façon d’appréhender et d’imaginer le monde ,puisque l’identité est à chaque moment redéfinie par de nouveaux apports.

« Le monde est une somme de différences et toutes les différences sont également nécessaires. Les poètes et les écrivains nous le rappellent depuis les temps anciens. Le monde ne se fait pas à coups de semblables, mais à coups de différences. » 

Je propose, à travers mes recherches, un positionnement artistique sur des faits historiques en interrogeant le discours mémoriel dominant et l’idée qu’il puisse n’y avoir qu’une seule et unique manière d’écrire l’histoire. Je fais se rencontrer l’histoire personnelle et familiale et la grande Histoire en donnant à voir les moments où l’intime nourrit la création et où l’espace personnel rejoint l’espace public.